samedi 7 mai 2011

CHRISTOPHE. La renaissance Bevilacqua

Chronique inattendue pour réécoute impulsive d'un album connu depuis longtemps, mais que l'actualité a remis sous les feux de la rampe pour un "coin des classiques" improvisé.

Réapparition à la faveur de l'activité renaissante de l'artiste de l'album-surprise qui vit sortir de sa tanière il y a quinze ans un des plus purs mystères de la chanson française : Daniel Bevilacqua, autrement plus célèbre sous le nom de Christophe.

Énigme vivante, la trace de Christophe s'était perdue dans les années 80, toujours marquée par l'image de jeune premier yé-yé héritée de l'encombrante "Aline." Même les méga-succès seventies qui le transformèrent en crooner détaché sur fond de synthés avant-gardistes (peut-on oublier les Mots Bleus et Les Paradis Perdus?) ne révélèrent pas toute l'ampleur du talent du dandy esthète pour l'esquive permanente et les chemins de traverse.













Vrai solitaire, oiseau de nuit rêveur, le "beau bizarre" à la voix unique et sans âge voilée par un asthme naissant, loin d'une vieille gloire show biz, est en fait un amoureux de la marge, cinéphile fou, mordu de rock et de blues séminal. Un esthète complet à la recherche du son parfait, à cheval entre variété flamboyante et rock pur, un pied dans les années 60, l'autre dans le futur. Né en Grande-Bretagne ou aux States, cet oiseau rare serait culte depuis des lustres, à l'image de Robert Wyatt, Scott Walker ou Alan Vega.


Comment parler de "Bevilacqua", album qui en 1996 semblait tombé de nulle part pour l'auditeur peu au fait des lubies Christophiennes ?

Disons qu'à la même période où un certain David Bowie se réincarnait dans le techno-rock industriel incisif grâce à son flair légendaire (Outside, 1995), le latin lover français rentrait en lui-même et se révélait un laborantin sonore expérimental et obsessionnel, bâtisseur de chansons-cathédrales fragiles entre rythmes machino-dance et néo-blues du XXIème siècle :



Dans cet album-univers matriciel de boucles de guitares et de programmations, plongé dans la culture électro-dance,  l'artiste entouré des jeunes producteurs Véronica Ferraro et Boodjie Guerdjou s'immerge dans son monde intérieur, réfugié derrière une écriture digne du cut-up de Williams Burroughs, hâchée, elliptique, parfois hermétique et qui déconcerta alors.

Mais se révéle pourtant beaucoup : l'homme qui semble  se plaindre quand il chante ouvre le parcours en s'auto-interviewant (L'Interview), confirme son amour des bolides roulants dans un "Enzo" planant, déambule d'une voix désincarnée dans les recoins de ses quêtes intimes (J'T'Aime À L'Envers) la voix enregistrée en effet à l'envers et bâtit des paysages sonores déroutants entre tourneries orientales (Point De Rencontre) et blues mutants en français (Label Obscur).

Que "Bevilacqua" ait dérouté son auditoire n'est pas surprenant : cet objet ambitieux mais rétif à toute linéarité est une porte d'entrée bien trop étrange sur les fantasmes d'un créateur visionnaire dans sa bulle, semblant souvent dialoguer avec lui-même et s'étourdir de ses propres chimères. Un disque-portrait qui porte le vrai nom de son auteur, détail révélateur.

Étrange aventure où le temps d'un titre plutôt anecdotique (Rencontre À l'As Vega), il s'offre le luxe d'un duo-rencontre avec son idole Alan Vega, l'homme qui mélangea fin des années 70 les machines synthétiques et le rock des origines au sein de Suicide. Un aperçu de la rencontre :



Ainsi, avec le recul, ce "Bevilacqua" à l'étonnante modernité semble l'esquisse d'époque du dernier album de 2008, "Aimer Ce Que Nous Sommes", son grand oeuvre qui reprendra avec de gros moyens et une maîtrise mélodique imparable des procédés semblables (l'auto-interview, la flânerie déconcertante, les morceaux labyrinthiques).

Sans compter qu'entre-temps, il aura publié en 2001 le plus bel album de la scène française des années 2000, le miraculeux "Comm' Si La Terre Penchait" aux mélodies magiques, disque si beau que je n'ai toujours pas osé en parler. 













Pourtant, comment certains ont pu rester sourds à la pure beauté romantique du "Tourne-Coeur", romance à l'atmosphère suspendue, nappes synthétiques et piano en apesanteur, illuminée par une mélodie venue du ciel ? Et ces sublimes paroles :

"Les choses les plus belles au fond / Restent toujours en suspension / Et dans ce tourbillon fragile / Je redeviens le Tourne-Coeur / Prometteur d'avenir / Beau qui fait rêver les filles" :



Qui, à part lui, peut oser cette poésie la plus fleur bleue, limite kitsch, tout en nourrissant cet éternel chavirement intime produit par sa voix fiévreuse ? Ah, la voix irréelle et envoûtante de Christophe : on croit l'avoir épuisée, une fois réécoutée, elle en ferait oublier toutes les autres et vous poursuit partout, imprégnant votre subconscient de sa marque indélébile.

Un artiste unique et génie décalé au potentiel à peine découvert. Car pour l'avoir vu plusieurs fois en spectacle, les concerts de Christophe sont parmi mes plus beaux moments vécus en live.

Un redoutable mélange d'euphorie, d'émotion esthétique et de mélancolie réconfortante, tout cela puissance mille. Souvenir de versions d'anthologie du "Dernier des Bevilacqua" et de "Mots Bleus" absolument renversants. Le monde d'un homme qui ne truque pas. Qui vous offre des sensations ineffables et qui a le don de faire vôtres ses propres émotions.



Belle année où l'auteur de "Samouraï" se montre plus productif que jamais : on annonce la sortie en 2012 d'un nouvel album (Love Is Art), il apparaîtra en duo sur le tout prochain Brigitte Fontaine...

...et surtout depuis le 26 avril dernier, Christophe figure sur "Tels", une compilation en hommage à Bashung. J'avoue volontiers n'avoir écouté que sa reprise immanquable d"Alcaline", un titre que son ami disparu écrivit d'ailleurs en 1989 en clin d'oeil à son vieux tube "Aline" :



La boucle est donc bouclée. La ballade était plaisante et l'insaisissable ami Christophe devrait revenir un jour dans ces pages.

Tracklist :
1. L’Interview
2. Qu’Est Ce Que Tu Dis Là ?
3. Enzo (départ)
4. Enzo
5. Label Obscur
6. Parfums d’Histoires
7. J’T’Aime À L’Envers
8. Taqua
9. Le Tourne-Cœur
10. Point de Rencontre
11. Shake Hit Babe
12. Rencontre À l’As Vega (avec Alan Vega)
13. Je Cherche Toujours

Christophe. "Bevilacqua" (1996) réédité en mars 2011 (Sony Music/Epic/Dreyfus) Un classique ♥♥♥♥

en écoute complète sur Deezer et Spotify
article détaillé sur Magic

Pour (re)vivre l'expérience de Christophe en live, se précipiter sans tarder sur le DVD de son retour sur scène après 26 ans d'absence, "Christophe Olympia 2002" : un concert d'anthologie mémorable.

christophe le site

4 commentaires:

  1. Quel billet extraordinaire Blake pour un artiste pourtant difficile à aborder. Tu l'as fait en main de maître. Je suis très attaché à "comm'si la terre penchait" et aussi "aimer ce que nous sommes" au point de plus écouter ses disques précédents. Je dois dire que ça passe pas des masses dans mon entourrage et le mystique qui habite cet homme est rarement capté. Ce sont pourtant deux monuments de la chanson hexagonale. ça donne envie de replonger dans sa carrière (ce que je n'ai pas fait depuis pas mal d'années).

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  2. "extraordinaire", "main de maître" : n'en jette plus, Charlu, ma tête va enfler ! Mais merci quand même, ça fait plaisir évidemment.
    Moi itou, ses deux derniers albums m'ont accompagné (et m'acompagnent encore), mais à la faveur de la ressortie de cet opus, c'est passionnant de remonter le fil du parcours si particulier de ce funambuliste de la chanson...
    Réécouter même ses productions années 70 dont "Le Beau Bizarre et "Samouraï" sont aujourd'hui encore mal et peu connues.

    On (je) ne fera (i) jamais le tour de Christophe ;- )

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  3. Comme vous avez raison Messieurs, bel hommage rendu à notre Dandy qui manie les mots comme personne. Il a son propre univers, génial à mon goût : mention spéciale aux titres suivants "La Man", "Comm'si la terre penchait", "Le beau Bizarre", "Minuit boulevard", "Les paradis perdus"... Courez le voir en concert, cet homme traverse les décennies musicales et n'en finit pas de nous surprendre.

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  4. Je l'ai attaqué au coin d'un bois et je lui ai volé son nom, trop heureux qu'il fasse écho au mien. Y aura t'il plus bel hommage ?

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